Rechecking

Le journalisme citoyen en veille.

Le « Fonds Marianne » a-t-il servi à financer des officines de propagande proches du pouvoir ?

Le « Fonds Marianne » a-t-il servi à financer des officines de propagande proches du pouvoir ?

Nul doute que ce titre accrocheur conduira ces mêmes officines à nous prodiguer le sobriquet fourre-tout de « complotisme ». Pourtant, les révélations de cette enquête sur le Fonds Marianne prouvent que de nombreux éléments ont été – volontairement ou pas, telle est la question – passés sous silence par la presse subventionnée, au risque de mettre à mal une doxa soigneusement protégée par la cooptation des élites journalistiques. Et si le fonds de « lutte contre le séparatisme et le complotisme » en réponse à l’effroyable assassinat du professeur Samuel Paty avait servi de prétexte pour financer d’obscures agences de propagande destinées à promouvoir la censure d’opinion politique qui dérange le pouvoir en place ?

Résumé. Selon les enquêtes de plusieurs organes de presse (Mediapart, Libération, France Télévisions et Marianne), le « Fonds Marianne » aurait pu être détourné au profit d’associations à l’origine de campagnes de dénigrement contre des opposants à Emmanuel Macron. Plusieurs associations bénéficiaires ont été épinglées pour avoir à la fois rémunéré des activistes proches du Printemps républicain (à l’instar de Mohamed Sifaoui) avec des montants injustifiés, mais aussi financé la production de vidéos critiquant ouvertement des personnalités politiques de gauche (Mathilde Panot et Anne Hidalgo en tête) en pleine période électorale. De nombreux soupçons pèsent ainsi sur ce fonds créé en réponse à l’effroyable assassinat du professeur Samuel Paty sous couvert de lutter contre le « séparatisme », suffisamment pour engager une commission d’enquête parlementaire au Sénat afin de faire la lumière sur une répartition particulièrement obscure.  Mais si la presse subventionnée ne semble s’intéresser qu’à seulement deux des dix-sept organismes bénéficiaires révélés par le service Check-News de Libération, le journalisme citoyen s’est intéressé de plus près à ces 15 autres associations présentées comme ne semblant « pas poser problème » d’après le sénateur Claude Reynal. Difficile, en réalité, d’adhérer à ce constat sous forme de « circulez, il y a rien à voir » quand on observe les liens obscurs de plusieurs de ces officines avec des institutions qui, au contraire de leurs objectifs apparents, n’ont rien de politiquement neutre. 

PARTIE 1 : La promotion de Conspiracy Watch et de ses trois bénéficiaires par de l’argent public. 

 

Capture de l’émission #18 de « Les Déconspirateurs », sur la chaîne Youtube de Conspiracy Watch.

En pleine promotion de son nouvel essai, Au cœur du complot -lequel, malgré une intense couverture médiatique, ne parvient toujours pas à concurrencer les livres « complotistes » qu’il s’était entrepris de fustiger sans jamais aborder leurs contenus(1) – Rudy Reichstadt a dû de nouveau affronter les foudres de ses opposants sur les réseaux sociaux depuis que Check-News a listé son média parmi les bénéficiaires du Fonds créé en mémoire à Samuel Paty, avec une généreuse subvention de 60 000 euros. Il faut dire que depuis qu’il dédia son combat au « fichage » de personnalités aux opinions divergentes des siennes, souvent par un ensemble d’amalgames et d’étiquettes fourre-tout, l’essayiste a vu s’accumuler au fil des années les commentaires les plus virulents à chaque publication sur son compte Twitter. Un harcèlement dont il se glorifie en guise d’argument publicitaire pour son ouvrage, sans faire l’économie d’une certaine victimisation. Ce complexe de « martyre héroïque » se nourrit de ses accusations d’antisémitisme dont il qualifie quasi-systématiquement ses adversaires ; pourtant, les critiques qu’il reçoit sont loin de n’émaner que des identitaires radicaux. En 2019, un article de l’hebdomadaire Marianne pointait ses (trop) nombreuses « contradictions » à travers « un filtre politique militant », pouvant rendre sa lutte « contre-productive ». Du côté des partisans de gauche, l’association Acrimed dédiée à la critique des médias l’accuse ironiquement d’avoir lui-même propagé une « théorie du complot » sans fondement autour du « Russiagate » (2) ; tandis que le Monde Diplomatique le décrivit comme un homme adoubé par la presse mainstream « qui n’a pourtant rien d’un chercheur » et n’aimant ni « les critiques », ni « ce qui lui paraît trop à gauche ». Présenté régulièrement comme un « politologue » qu’aucun diplôme ne semble justifier, celui que Marlène Schiappa estime bénéficier d’une « réputation sans équivoque » apparaît en réalité souffrir d’un biais politique proche de la Fondation Jean Jaurès dont il est issu, un think tank réputé pour être proche du parti d’Emmanuel Macron. Ce qui fait de Conspiracy Watch une organisation non « politiquement neutre », à l’instar des deux premiers bénéficiaires qui ont fomenté ce scandale. 

Une subvention doublée

Mais au-delà de ce défaut de neutralité, les conditions d’attribution de cette subvention d’argent public manquent d’avoir été remplies par le média de Rudy Reichstadt, au regard des documents analysés par Check-News. D’une part, aucun contenu du projet « RiPOST » pour lequel elle fut spécifiquement attribuée ne semble avoir été créé pour la cible des « 12-25 ans » alors qu’il s’agit de l’un des principaux critères d’éligibilité (3). D’autre part, bien que ce fonds fut initialement présenté sous couvert de combattre le « séparatisme islamique » qui motiva le meurtrier du professeur d’histoire-géographie, la contribution de Conspiracy Watch sur ce sujet apparait comme bien « marginale » selon le quotidien – et surtout, pas vraiment spécifique à un public français comme le remarqua un internaute sur le réseau Twitter (4). Pour se justifier, l’expert « anti-conspi » rétorqua que le Fonds Marianne mentionnait de lutter contre « le complotisme », au cœur de son combat. Il omet cependant d’admettre que ce tragique évènement fut l’occasion d’une manne financière pour son association : en effet, alors que l’Observatoire du Conspirationnisme recevait depuis 2018 une subvention du CIPDR « d’un peu moins de 30 000 euros » de l’aveu même de Reichstadt, et dont ce Fonds se serait « en partie substitué », ce montant doublé d’argent public fut renouvelé en 2023, soit en dehors du calendrier de ce fonds. Ce qui a déjà de quoi réservé à cet évident bénéfice une connotation particulièrement infâme. 

Le problème – et ce sur lequel Libération a choisi de ne pas trop regarder, sûrement pour préserver l’admiration de son directeur éditorial pour Rudy Reichstadt – c’est que le bénéfice engendré par Conspiracy Watch ne semble pas se limiter à ces 60 000 euros. Rudy Reichstadt et ses collaborateurs réguliers n’ont pas seulement contribué au contenu produit pour motiver cette unique enveloppe, mais aussi… pour 3 autres bénéficiaires de ce même « fonds », totalisant un budget de 245 000 euros alloué à des projets faisant leur promotion, à des degrés divers.

La Licra

Commençons par la Licra, qui s’est vue offrir 95 000 euros pour la création de la plateforme « Sapio », un « campus numérique » ayant vocation à fournir des ressources pédagogiques « à destination des élèves, étudiants, enseignants et intervenants scolaires ». Ces « ressources » apparaissent en majorité sous forme de vidéos au format court, centrées sur des questions autour du racisme, de l’antisémitisme, de la laïcité mais aussi (surtout) du « complotisme ». Sur ces points et à la différence de Conspiracy Watch, force est de constater que le projet répond parfaitement aux critères d’éligibilité du Fonds Marianne. Problème : sur la page principale, c’est la figure de Rudy Reichstadt qu’on découvre particulièrement mise en avant. Le « complotologue » apparaît en effet être le seul interviewé dans 6 des 8 vidéos composant la rubrique « comprendre » – en sachant que les deux autres sont ni plus ni moins que des entretiens de la seconde directrice de CW, l’historienne Valérie Igounet.

 

Capture de la home-page sur le site internet de Sapio.

C’est bien plus que les « une ou deux vidéos » que Monsieur Reichstadt dit avoir fait pour ce projet dans l’article de Check-News, une ultra-minimisation que les « fact-checkeurs » n’ont pas (ou plutôt feint de ne pas) relever. En parcourant davantage le site, on retrouve également l’importante contribution de Tristan Mendès France : l’autre « expert » de l’anti-conspirationnisme co-gérant du projet « RiPOST » ressort dans non moins de 29 résultats de recherche, dont 8 vidéos d’interviews. Précisons cependant, en vertu d’une présentation honnête des faits, que plusieurs « experts » parmi ces « contenus-ressources » ne semblent pas avoir de lien avec la fondation de Rudy Reichstadt. Mais outre qu’ils sont davantage légitimes par leur statut de chercheur, le contenu du site nous montre une contribution bien moindre. Par exemple : plusieurs vidéos font l’interview de Boris Adjemian, un docteur en histoire qui dirige la Bibliothèque NUBAR, mais seulement sur le thème du génocide arménien. En comparaison, Tristan Mendès France, qui n’est docteur en rien, contribua à tous les thèmes listés par la plateforme sauf celui du sport. Et contrairement à Reichstadt, l’historien chercheur n’apparaît pas sur la page principale du site. Quoi qu’il en soit, le fait que « Sapio » participe à la promotion des acteurs de Conspiracy Watch est d’une évidence grossière. Tellement grossière que Check-News – bien qu’en ayant soigneusement omis son ampleur – interrogea la Licra sur ce soupçon d’un double financement, laquelle réfuta ne pas avoir « rémunéré l’expert ». En admettant que cette réponse soit honnête, une telle publicité auprès d’un public cible de professeurs et d’étudiants peut engendrer de bien des manières un potentiel bénéfice indirect, dès lors qu’il s’agit de pseudos « experts » qui vivent d’appels aux dons, de services privés ou de la vente de livres. 

AP2L et la série « Conspirations ? »

Et en matière d’œuvre promotionnelle pour Rudy Reichstadt et ses alliés, on peut dire que la série « Conspirations », pour laquelle l’agence de production AP2L a reçu 20 000 euros du Fonds Marianne, représente un bel exemple. Sur ces dix vidéos diffusées par la chaîne LCP, la moitié est consacrée à sa parole unique, tandis que la moitié restante est réservée à celle d’un autre de ses plus proches collaborateurs connus, le journaliste Thomas Huchon.

 

Série « Conspirations ? » diffusée sur la chaîne LCP.

Il n’est d’ailleurs pas nouveau que les deux hommes s’associent autour de projets communs. Outre sa participation régulière à l’émission « les déconspirateurs », Thomas Huchon est notamment le réalisateur de « Infodemic: comment le covid19 est devenu la machine à conspis », un documentaire de 29 minutes principalement composé de l’entretien avec deux « experts » de l’anti-complotisme : Gérald Bronner, et surtout, Rudy Reichstadt. Or, il se trouve que l’entreprise à l’origine de sa production, la plateforme de streaming Spicee, figure aussi – quelle heureuse coïncidence ! – parmi la liste des bénéficiaires du Fonds Marianne, dont elle reçut la modeste somme de 70 000 euros.

 

Image extraite de « Infodemic : Comment le covid19 est devenu la machine à conspi », réalisé par Thomas Huchon et diffusé sur Spicee.

Spicee Educ

Toujours selon Check-News, cette subvention aurait servi à la création de « Spicee Educ », d’un modèle très similaire au projet « Sapio » avec des contenus à vocation « pédagogique » davantage centrés sur le thème du « complotisme » et de la désinformation. A la différence notable que les « ressources » présentées ici n’ont rien de productions originales : il s’agit, en majorité, de vidéos divisées en formats courts, dont une partie étaient produites bien avant 2021. Si certaines étaient disponibles en accès libre via d’autre médias (on y trouve, par exemple, la série « Oh My Fake » du quotidien 20minutes, « l’Escape News » présenté par Thomas Soto sur la chaîne France 4, ou encore la série « Mytho » pour laquelle une autre association bénéficiaire (Lumière sur Info) a reçu 50 000 euros) elles sont pour la plupart tirées de documentaires produits et diffusés par Spicee. Et là aussi, on peut dire que Rudy Reichstadt bénéficie d’une présence de choix. Parmi ces contenus, on retrouve le fameux Infodemic dans lequel le « complotologue » est co-exclusivement interviewé, découpé en 6 vidéos dans le parcours « Théorie du complot », 11 vidéos de « Covid19 : Fantasmes et mensonges » (formant l’essentiel du ce parcours), et 6 vidéos dans celui intitulé « Le cerveau : ami ou ennemi ? ».

Reichstadt semble être aussi le seul sujet filmé de la série « Le petit dico des conspis » (du moins, d’après l’extrait que nous avait pu retrouver sur Youtube) intégré dans le premier parcours (9 vidéos) et le troisième baptisé « Educations aux médias » (8 vidéos). Quant à Thomas Huchon, il est tout simplement partout. Outre cette distribution d’Infodemic, ses autres réalisations Conspi Hunter : comment nous avons piégé les complotistes, Conspi Hunter : spécial 11 septembre, Unfair Game, comment Trump a manipulé l’Amérique, la Nouvelle fabrique de l’opinion, L’homme qui murmurait à l’oreille de Trump et Scandale Cambridge Analytica, nouvelles révélations – bref, autant dire l’intégralité de sa filmographie se retrouve sous forme décomposée ou non (5). On y découvre même la capsule qu’il avait faite pour le média Konbini sur l’effet « Dunning-Kruger » par au moins deux fois. C’est dire si « Spicee Educ » ressemble tout simplement à une plateforme promotionnelle pour le journaliste « ami » et contributeur de Conspiracy Watch. 

Notons au passage que, pour ce qui est de la pertinence de ces « ressources » en matière de lutte contre les fake-news, on repassera. Dans le cas de Infodemic, c’est près d’un quart du documentaire qui est consacré au sondage mené par la fondation Jean Jaurès (en partenariat avec Conspiracy Watch), censé montrer que l’idée que le virus Sars-Cov-2 a été fabriqué en laboratoire serait non seulement fausse mais surtout essentiellement partagée par des partisans de l’extrême-droite. Une sorte de minable déshonneur par association pour une hypothèse qui, comme on le sait, est désormais considérée comme la plus plausible par bon nombre de scientifiques et admise par l’OMS elle-même. Cette réfutation erronée, largement propagée par les « fact-checkeurs » avant de devoir faire volte-face dès 2021, se retrouve dans la séance 3 du programme « Covid, Fantasme et Mensonges » de Spicee Educ. Sous la partie intitulée « Les personnalités n’ont pas toujours raison ! », l’éducateur est invité à présenter aux élèves le cas suivant : « Le professeur Montagnier, prix Nobel de Médecine, affirme que le Covid19 a été fabriqué en laboratoire. Quelle peut-être la conséquence de cette affirmation sur le grand public ? Pourquoi ? ». L’idée est de montrer qu’il faut se méfier de la « crédibilité » que nous donnons à une personne de par son statut. Il y est également proposé un « atelier » pour montrer comment les « complotistes » utilisent une rhétorique opposant « un héros à la solution miracle » contre un « ennemi commun diabolisé au maximum ». À la lecture des trois exemples proposés (Pr Montagnier / Didier Raoult / Bill Gates), on se doute qui sont censés être des héros fantasmés et le pauvre ennemi « diabolisé »… Si la logique de « fabrication de l’ennemi » est légitime pour comprendre les discours fallacieux, les exemples choisis non sans hasard ont de quoi donner à ces « fiches » un caractère ironique. 

On résume. Rudy Reichstadt qui a déjà reçu 60 000 euros du Fonds Marianne pour le média qu’il a fondé, doublant au passage sa subvention annuelle du CIPDR, est particulièrement présent dans les contenus de 3 autres bénéficiaires : la Licra, AP2L et Spicee. Tandis que deux de ses plus proches collaborateurs, Tristan Mendès France et Thomas Huchon y illustrent pour chacun une contribution essentielle. Est-ce à dire que les acteurs de Conspiracy Watch auraient plusieurs fois bénéficié du Fonds Marianne, sous 4 relais différents ? Si on ne peut faire de conclusions hâtives en spéculant sur l’idée qu’ils en auraient tiré à chaque fois une rémunération, reste que cette « similarité » de contenus et d’experts interroge sur un rôle potentiellement influent dans le choix des projets sélectionnés. 

Un projet déjà financé ?

Mais au fait, quel était ce fameux projet « RiPOST » pour lequel Conspiracy Watch a reçu cette subvention du fonds créé en l’honneur de Samuel Paty ? Et bien, il se trouve qu’il s’agissait d’un projet mené en collaboration avec l’organisme « UE Disinfo Lab » qui date de juillet 2020, soit plus d’un an avant le terrible assassinat du professeur d’histoire géographie et la création du fonds censé lui rendre hommage. Cette subvention n’a donc absolument pas servi à soutenir la création d’un nouveau projet qui justifierait son financement. Et surtout, il était déjà financé par le CIPDR (donc l’Etat), en outre d’un partenariat avec Google et Bing (qui ne manque pas d’argent), ainsi que… l’Institute For Strategic Dialogue. Un autre bénéficiaire du Fonds Marianne qui semblerait avoir un rôle particulièrement intriguant dans le choix des lauréats : c’est ce que nous verrons dans la dernière troisième et dernière partie de cette enquête à suivre…

Auteur : Amélie Ismaïli.

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(1) Voir à ce sujet, la debunking de Pierre Chaillot sur sa chaîne Décoder l’eco : https://www.youtube.com/watch?v=G0OjIB2NeSU&t=98s

(2) La rumeur de collusion entre Donald Trump et le Kremlin dans l’élection américaine de 2016. Rumeur qui s’est avéré infondée et fabriqué par un faux dossier (« le dossier Steel »), dont le rapporteur sera inculpé pour mensonges par la justice américaine.

(3) Dans le communiqué sur l’Appel à projets national 2021 « Fonds Marianne », y est stipulé dans les « 1. Critères d’éligibilité » que « Cet appel à projets a pour but de soutenir des actions en ligne, à portée nationale, destinées aux jeunes de 12 à 25 ans exposés aux idéologies séparatistes qui fracturent la cohésion nationale et abiment la citoyenneté. »

(4) Thread du compte « Mounotella » .

(5) Voir la rubrique « Documentaire à regarder en classe » sur Spicee Educ.

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Enquête sur le #FondsMarianne, Partie 2 : macronie et cabinet de conseil derrière les bénéficiaires.

Enquête sur le #FondsMarianne, Partie 2 : macronie et cabinet de conseil derrière les bénéficiaires.

Xavier Desmaison, président du groupe Antidox sur le plateau du « 23h » de France Info du 17 décembre 2019.

Conspiracy Watch n’est pas le seul organisme a être particulièrement présent dans plusieurs projets subventionnés par le Fonds Marianne. Au moins deux associations sélectionnées, Civic Fab et France Fraternités, apparaissent en lien avec le groupe Antidox, un cabinet de conseil spécialisé « en stratégie de communication et dopinion à forte dominante numérique ». De plus, parmi les comités exécutifs de ces deux organisations présentées pourtant comme « citoyennes et appartisanes », figurent des personnalités ayant ouvertement manifesté leurs soutiens à Emmanuel Macron. Des liens qui interrogent sur un potentiel objectif politique derrière les attributions de ce fonds.

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Le Groupe Antidox

C’est le site internet du groupe Antidox qui nous apprend que c’est son think tank « Le Lab » qui serait à l’origine de l’association « Civic Fab », listée comme ayant reçu le troisième plus gros montant du Fonds Marianne, soit 315 400 euros. Ainsi le président et fondateur du cabinet de conseil, Xavier Desmaison, figure être également le président de « l’organisation citoyenne ». D’autre part, on retrouve deux membres de l’équipe d’Antidox parmi ceux qui composent l’Assemblée générale de Civic Fab : Vincent Bridenne – directeur artistique – et Solennel Colat, responsable administratif et comptable pour le cabinet. En tout état de cause, l’association est donc une filiale du groupe censée refléter les valeurs sociétales qui sont au coeur de son ADN, telles que le site internet d’Antidox nous les décrivent : « nous travaillons à développer un écosystème informationnel de qualité (modération des fake news, de la haine en ligne, des théories du complot) » ; une affirmation qui fait directement écho à la présentation du projet « Nuance » créé par Civic Fab, « une initiative en ligne qui vise à combattre les discours de manipulation (fake news, théories du complot) et extrémistes qui prolifèrent sur internet« .

Un autre bénéficiaire du Fonds Marianne présente des liens avec Antidox, ou du moins avec son président : Xavier Desmaison est en effet aussi le Coordinateur du Comité d’honneur de l’association France Fraternités, laquelle bénéficia de 60 000 euros du fonds initié par Marlène Schiappa. Ces deux engagements sont d’ailleurs mentionnés explicitement dans la biographie du dirigeant sur le site du cabinet. En outre, plusieurs personnalités apparaissent réciproquement dans les gouvernances des deux associations : ainsi le président de France Fraternité, Pierre Henry, siège à l’Assemblée Générale de Civic Fab ; tout comme Laure Modesti, qui figure au Comité d’honneur de FF ; et on retrouve dans ce même comité Karim Amellal, présenté comme « administrateur » de Civic Fab. Enfin, le média créé par ce dernier (« What the Fake ») fait apparaître France Fraternités comme un de ces partenaires. Tous ces éléments semblent démontrer que les deux organismes sont de toute évidence très proches.

Notons que France Fraternités montre également des liens avec une autre association bénéficiaire du fonds Marianne : Fraternités générales (dont la proximité du nom a de quoi intriguer). En effet toutes deux partagent comme point commun d’être membre d’un collectif inter-organisation appelé « le Labo de la Fraternité ». Cette seconde association mettant en avant la « fraternité » dans la liste révélée par Check-news aurait été subventionnée à hauteur de 292 200 euros, juste derrière Civic Fab. Néanmoins, en dehors d’éléments de langage quelques peu similaires (notamment pour présenter des think tanks comme des « laboratoires »), Fraternité Générales ne fait pas apparaître de lien avec Antidox ou son président Xavier Desmaison, d’après les informations que nous avons pu trouver. Nous la laisserons donc de côté – pour le moment du moins. 

« Deep communication for Business Impact »

Derrière cette figure de « citoyen engagé », Xavier Desmaison est un expert communicant, spécialisée dans les stratégies d’influence en lien avec les technologies numériques dans le but de « maximiser les profits » des entreprises qu’il conseille (1). Il est également le co-auteur de deux livres : Le Bûcher des vérités (2019) et Stratégies d’entreprises dans un monde fragmenté, surmonter les risques liés à la pandémie et à la guerre en Ukraine (2022), des ouvrages qui s’intéressent aux rôles des décideurs publiques et des dirigeants d’entreprises dans une période qui favorise de plus en plus de méfiance à l’égard des institutions. Ces prises de positions illustrent comment le cabinet Antidox a fait de la « désinformation » son cheval de bataille. Reste à savoir de quelles « désinformations » il s’agit : le fait que deux associations présentées comme des « organisations citoyennes » puissent avoir un tel lien direct avec un cabinet expert dans les stratégies de « nudge » et de « social listening » pour influencer l’opinion publique au service de grandes entreprises privées jettent un trouble sur leur revendiqué rôle d’éducation à la citoyenneté. Exemple évocateur : Civic Fab, affichant de vouloir « mettre la technologie digitale au service de projets dintérêt public et dinnovations sociales » accompagna un projet baptisé « Les Printemps de la prévention », un forum rassemblant une diversité d’acteurs locaux et de professionnels du secteur de la santé afin d’ « impulser le changement dans les pratiques et les comportements en donnant la visibilité aux projets innovants et inciter à lusage des nouveaux outils numériques. » Le projet fut conduit par Antidox et NIHLune autre agence de conseil en affaires publiques- qui ne cache pas sa collaboration avec l’industrie pharmaceutique. Un tel risque de compromission avec les intérêts de secteurs très lucratifs laisse de nouveau soupçonner que la « neutralité » ne soit pas tout à fait au rendez-vous.

Lutte contre la désinformation ou propagande macroniste ?

Ce type de partenariat public-privé n’est pas sans rappeler une orientation politique proche du « sociale-libéralisme » – ou néolibéralisme – qu’incarne le parti d’Emmanuel Macron. Et pour cause : les gouvernances de Civic Fab et France Fraternités se composent d’un des plus fervents adhérents président au pouvoir : Karim Amellal. Ce haut fonctionnaire français d’origine algérienne se présente en tête de liste LREM du 10ème arrondissement de Paris lors des élections municipales de 2020. En outre, il aurait créé, en janvier 2022, un collectif explicitement en soutien au président au pouvoir. Karim Amellal est réciproquement un collaborateur « choyé » par la macronie : nommé ambassadeur délégué interministériel à la Méditerranée, il est aussi désigné pour siéger à la présidence de la commission « Talents du service public » par Amélie de Montchalin en mars 2021. Et pour couronner ce portrait saisissant, il co-rédigea au côté de Laetitia Avia et Gil Taïeb la loi sur les contenus haineux sur internet, dite « Loi Avia », la même qui fut censurée par le Conseil constitutionnel pour ses risques de porter atteinte à la liberté d’expression. Qui de mieux pour former les jeunes citoyens aux « bonnes valeurs » de la République ? 

Affiche des Elections municipale de 2020 dans le 10ème arrondissement de Paris, liste LREM.

Rien d’étonnant donc, à ce que ce biais politique transparaisse dans les contenus créés par les deux associations dans le cadre du Fonds Marianne. En apparence, elles semblent bien présenter des ressources pédagogiques destinés à combattre le radicalisme religieux et les discours de haine qui favorise le racisme ou l’antisémitisme – ce qui les éloigneraient de tout soupçon. Mais lorsque l’on observe dans le détail certains de ces contenus, se révèle un discours très favorable à l’égard d’Emmanuel Macron. Sur le site « What the Fake« , tel que se nommait encore le média fondé par Civic Fab durant la période encadrant l’appel à projet du Fonds Marianne, plusieurs pages publiées durant la campagne présidentielle de 2017 mettent particulièrement à l’honneur le candidat de La République en Marche. Une dizaine d’articles produits entre mars et mai de cette année lui sont consacrés afin d’en faire la principale victime de « fake-news » qu’auraient été diffusées par la « fachosphère », les partisans de Marine Le Pen ou… par la propagande du Kremlin.

Or ce scénario d’un « complot russe » pour influencer les présidentielles françaises avaient été essentiellement partagé par les équipes d’Emmanuel Macron. Scénario dont la probabilité demeure encore très floue, souffrant d’un manque de preuve formelle, et qui fait étrangement écho au Russiagate lors de l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis – un dossier aujourd’hui particulièrement mis à mal par le récent rapport du procureur John Durham, qui y dénonce une instrumentalisation politique fondée sur des éléments douteux et un manque d’objectivité de la part du FBI. Tous ces éléments qui permettent de nuancer le discours macroniste ne se retrouvent nullement sur le site « What the Fake », bien au contraire. Les articles au sujet de cette « théorie » ne font que reprendre le discours d’Emmanuel Macron en mettant en cause les médias RT et Spoutnik, et évoque des « rumeurs » qui se révéleront pourtant corroborées par les Macronleaks, tout en parlant de Julian Assange comme une personne « adulé des complotistes« . Au reste, ce traitement particulièrement positif de celui qui n’était que candidat à la présidence française lors de la publication de ces articles laisse supposer une orientation partisane correspondant aux affiliations politiques des personnes à la tête de Civic Fab. D’autant qu’en comparaison, aucun article ne traite des autres candidats, sauf pour dénoncer des fausses informations que certains adversaires – François Fillon et Marine Lepen notamment – auraient partagé. Quant aux mensonges d’Emmanuel Macron, c’est tout simplement « circulez, il y a rien à voir ».

Les « mots piégés » de France Fraternités.

Ce biais politique se retrouve également dans les contenus produits par France Fraternités, cette fois-ci dans le projet spécifiquement conduit dans le cadre du Fonds Marianne. A l’écoute des podcasts « les mots piégés du débat républicain » présentée par son président Pierre Henry (un autre ancien encarté LREM), les thèmes de propagande chers à Emmanuel Macron dominent. Le « souverainisme » ? « un mouvement marginal » revendiqué par des « courants qui se situent plutôt à la droite extrême » tandis que la « souveraineté » devrait être « défendue et développée à un niveau européen » puisque « seul véritable cadre de protection contre la mondialisation, pour résister aux grands ensembles russes, chinois ou américains ». Le « populisme » ? « Un [dangereux] courant de pensée politique » qui considère que « la démocratie en général est structurellement corrompue par les politiciens et que la seule forme réelle de démocratie serait l’appel au peuple par le référendum […] Il remet en cause l’indépendance et la séparation des pouvoirs, de la justice, les droits fondamentaux comme le droit à l’avortement, le droit d’asile, la liberté de la presse. ». Cette « idéologie » peut être « de droite, de gauche » mais a pour « traits communs l’autoritarisme, la croyance en un peuple pur, le culte d’un leader soutenu par la volonté générale » et la « détestation des contrepouvoirs ». Dès lors, ce type de discours relèverait d’un fantasme fondé sur « un ressenti de discrimination, d’inégalités… et c’est comme pour le complotisme : ça marche, parce que ça part comme quelque chose qui est vécu comme une série d’injustices […] ». Voilà qui n’est pas sans rappeler une rhétorique très proche de celle de Rudy Reichstadt… à raison ? On ne sera pas surpris de retrouver dans les partenaires associés du groupe Antidox un certain Philippe Guibert, membre de la Fondation Jean Jaurès… qui dirige – encore une coïncidence – une mission du ministère de la Santé et de la Protection sociale sur « la désinformation en santé publique ». Les réseaux que constituent tous ces « think tank » néolibéraux seraient-ils au coeur d’une instrumentalisation politique à travers ce Fonds Marianne ? C’est ce que nous essaierons de comprendre dans la troisième partie de cette enquête.

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(1) Propos recueillis dans une vidéo de la chaîne Xerfi Canal où Xavier Desmaison est interviewé en tant qu’expert en « communication et influence ».

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Auteur : Amélie Ismaïli